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Eve n’eut d’autre choix que de mettre Marco Angelini en état d’arrestation et de le faire transférer au Central. Au bout d’une heure d’interrogatoire, il n’avait pas cédé déclarations et une méchante migraine commençait à tarauder les tempes d’Eve.
— C’est un tissu de mensonges ! s’exclama-t-elle, à bout de patience. Vous n’avez tué personne !
— Je vous dis la stricte vérité, s’entêta-t-il avec un calme exaspérant. Vous avez enregistré mes aveux complets.
Eve frappa la table du plat de la main.
— Alors on recommence depuis le début ! Pour quoi avez-vous tué votre femme ?
— Je ne supportais plus sa liaison avec Hammett. J’avais compris qu’elle ne reviendrait jamais vers moi.
— Pourquoi lui avez-vous donné rendez-vous au Five Moons ?
— Je tenais à l’éloigner de chez nous. C’était plus sûr pour moi. Je lui ai dit que c’était à propos de Randy. Elle est venue aussitôt.
— Et vous lui avez tranché la gorge.
Angelini pâlit.
— Oui. Ç’a été très rapide.
— Et après ?
— Je suis rentré chez moi.
— Comment ?
Clignant des yeux, il hésita quelques secondes.
— En voiture. Je m’étais garé deux rues plus loin.
— Et le sang ? demanda Eve, plongeant son regard pénétrant dans celui de l’homme d’affaires. Vous deviez en être couvert. Une blessure à la gorge ça gicle.
Angelini déglutit avec difficulté. Quand il répondit, ses pupilles se dilatèrent, mais sa voix resta posée.
— Je portais un grand ciré noir dont je me suis débarrassé en courant à ma voiture. J’imagine qu’un clochard se le sera approprié, ajouta- t-il avec un vague sourire.
— Qu’avez-vous emporté d’autre ?
— Le couteau, évidemment.
— Aucun objet personnel ? insista Eve qui marqua une pause. Rien qui puisse laisser croire à un vol, une agression ?
Nouvelle hésitation. Elle pouvait presque voir son esprit en ébullition derrière ses yeux.
— J’avais prévu de prendre son sac, ses bijoux, mais sous le choc j’ai oublié et je me suis enfui en courant.
— En ayant la présence d’esprit de vous débarrasser du ciré.
Ignorant le regard incrédule d’Eve, il hocha lentement la tête.
— Et Yvonne Metcalf ?
— Après le premier crime, j’ai vite éprouvé une envie irrésistible de recommencer. Avec elle, ça a été facile. Elle était ambitieuse et plutôt naïve Je savais que David avait écrit un scénario et pensait à elle pour le rôle principal. Quel projet insensé ! Il mettait en péril les finances du groupe déjà bien malmenées. Nous nous étions plusieurs fois disputés mais je n’avais pas réussi à convaincre mon fils de renoncer. C’est alors que l’idée m’est venue d’éliminer l’actrice. Elle a accepté sans difficulté de me rencontrer.
— Comment était-elle habillée ce soir là ?
— Habillée ? répéta Manco Angelini, déconcerté. Euh... à vrai dire je n’y ai pas prêté attention, répondit-il après quelques secondes de flottement. J’avais d’autres idées en tête.
— Pourquoi vous dénoncez-vous maintenant ?
— J’avais pris toutes les précautions, expliqua-t-il, esquivant son regard. Jamais je n’aurais imaginé que mon fils serait arrêté à ma place.
— Si vous teniez tant à le protéger, drôle d’idée d’aller cacher l’arme du crime dans son tiroir, ironisa Eve.
— Il ne vient que très rarement dans cette maison. Je croyais le couteau en sécurité. Quand vous avez fait irruption chez moi pour la perquisition, je n’ai pas eu le temps de l’enlever.
— Et vous espérez que je vais avaler ça ? s’emporta Eve, excédée. Votre histoire ne tient pas debout ! Écoutez-moi bien, continua-t-elle d’une voix rauque de colère, détachant chaque syllabe.
Vous savez pertinemment que le coupable est votre fils et vous êtes terrorisé à l’idée qu’il doive assumer la responsabilité de ses actes. A tel point que vous êtes prêt à vous sacrifier pour lui. Qu’attendez-vous pour voir la réalité en face. Angelini ? Que d’autres femmes meurent par sa faute ?
Eve pivota sur ses talons et quitta la pièce en fulminant. Tandis qu’elle s’efforçait de se calmer, des pas résonnèrent dans le couloir. Elle se raidit en voyant approcher le commandant Whitney.
— Du nouveau, lieutenant Dallas ?
— Il s’obstine dans ses incohérences, commandant. Je lui ai tendu quelques pièges tombé dedans à pieds joints.
— Je vais lui parler, lieutenant. En privé. Je sais que ce n’est pas la procédure, dit Whitney qui d’un geste de la main coupa court à ses objections. Mais je vous le demande comme une faveur.
— Bien, commandant.
Eve ouvrit la porte à l’aide de son passe. Après une hésitation, elle assombrit la vitre blindée et déconnecta le système audio.
Je serai dans mon bureau.
Plongée dans la lecture des données qui défilaient à l’écran de son ordinateur, Eve n’entendit pas le commandant Whitney pousser la porte. Pour la première fois depuis des jours, celui-ci remarqua la fatigue qui minait les traits de sa subordonnée. Avec lassitude, elle se passa les doigts dans les cheveux et frotta longuement ses yeux cernés. Leur entretien dans son propre bureau, le lendemain de la mort de Cicely, lui revint en mémoire. Tout comme la lourde responsabilité qu’il lui avait imposée.
— Dallas...
Eve redressa les épaules et se leva avec une raideur toute militaire. Comme un soldat au garde-à-vous, pensa Whitney, agacé par le côté formel et contraint de cette réaction.
— Marco maintient sa version des faits et il refuse toujours un avocat, lui apprit-il. A mon avis, le mieux serait de prolonger la garde à vue jusqu’au terme légal de quarante-huit heures. Ça lui donnera le temps de réfléchir.
Sans y avoir été invité, Whitney entra dans le bureau et parcourut la pièce du regard. Il descendait rarement à cet étage du Central.
— Heureusement que vous n’êtes pas claustrophobe, fit-il remarquer.
Eve ne daigna pas répondre.
— Ecoutez, Dallas...
— Commandant, se mit-elle à débiter d’une voix monocorde et professionnelle, on vient de m’informer que les empreintes relevées sur la pièce à conviction sont celles de David Angelini. Quant au génotype, les résultats vont exiger plus de temps car les traces de sang prélevées sont infimes. Mon rapport...
— Nous allons venir à votre rapport dans une minute, l’interrompit sèchement Whitney.
Eve redressa le menton d’un coup sec.
— Bien, commandant.
— Bon Dieu, Dallas ! Arrêtez votre cinéma et asseyez-vous au lieu de rester planter là comme un piquet !
A cet instant, des talons hauts claquèrent sur le carrelage du couloir. Mirina fit irruption dans la pièce dans un frou-frou de soie.
Repoussant avec vigueur la main de Randall Slade qui essayait de la retenir, elle fondit droit sur Eve.
— Pourquoi vous acharnez-vous ainsi sur ma famille ? Est-ce que le meurtre de ma mère ne vous suffit pas ? Assassinée en pleine rue parce que la police américaine est plus occupée à remplir des rapports inutiles qu’à protéger les innocents !
— Mirina intervint Whitney, viens dans bureau. Nous allons en parler dans le calme.
La jeune femme pivota vers lui avec la rapidité d’un félin prêt à bondir sur sa proie.
— Comment pourrais-je encore t’adresser la parole après ce qui s’est passé ? J’avais confiance en toi et voilà que tu fais jeter mon frère en prison ! Et maintenant mon père !
— Mirina, Marco s’est livré de son plein gré. Viens, je vais tout t’expliquer.
— Il n’y a rien à expliquer !
Elle fit volte-face vers Eve. Ses yeux noirs lançaient des éclairs.
— Mon père voulait que reste à Rome, mais comment aurais-je pu avec tous ces reportages calomnieux sur David ? Quand je suis arrivée à la maison, un voisin s’est empressé de m’apprendre que la police avait aussi arrêté papa. Je veux les voir immédiatement ! Qu’avez-vous fait d’eux, espèce de garce ?
Avant que Whitney et Slade n’aient pu la retenir, elle poussa violemment Eve des deux mains. Sous le coup de la rage, la petite fleur fragile s’était métamorphosée en tigresse.
— Je vous interdis de me toucher, la mit en garde Eve d’une voix glaciale. Je commence à en avoir par-dessus la tête de la famille Angelini. Votre père se trouve dans nos locaux. Vous pouvez le voir immédiatement. Si vous désirez parler à votre frère, vous serez conduite au centre de détention Riker. Ou comme vous avez des appuis dans la maison, ajouta-t-elle d’un ton cassant avec un regard furtif vers son supérieur, on vous le ramènera probablement ici pour une heure.
Rejetant sa longue chevelure blonde en arrière, la jeune femme revint à la charge, plus hostile que jamais.
— Il vous fallait un bouc émissaire ! Une belle arrestation pour que vous puissiez fanfaronner devant les caméras et garder votre sale boulot !
— Mirina, ça suffit !
La voix grave du commandant Whitney avait claqué comme un fouet.
— Randall, emmenez-la dans mon bureau. Je vous rejoins.
— Viens, Mirina, il est inutile de te donner ainsi en spectacle, murmura celui-ci, glissant un bras sous le sien.
Elle se dégagea brutalement.
— Ne me touche pas ! Je pars ! Mais je vous promets que vous allez payer cher le malheur dans lequel vous avez plongé ma famille, lieutenant Dallas !
Sur ces mots, elle sortit comme une furie. Après avoir marmonné une vague excuse, son fiancé lui emboîta le pas.
— Ça va ? demanda Whitney à Eve.
— J’ai connu pire, répondit Eve qui haussa 1es épaules avec une indifférence feinte, tandis qu’au fond d’elle-même bouillonnait un profond sentiment de colère teinté de culpabilité. Il est normal qu’elle veuille se défouler sur moi. Après tout, je viens de faire emprisonner tout ce qui lui reste de famille. Il est vrai que les sentiments ne sont pas mon fort, ajouta-t-elle d’un ton cinglant.
Whitney hocha lentement la tête.
— Ça me pendait au nez... Écoutez, Dallas, si je vous ai confié cette enquête, c’est parce que vous êtes mon meilleur élément. Et je sais qu’en plus de l’intelligence et du courage, vous éprouvez une compassion sincère envers les victimes.
Il laissa échapper un long soupir et passa une main dans ses cheveux crépus.
— Dallas, reprit-il, ce matin dans mon bureau je ne pensais pas un traître mot de ce que je vous ai dit. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que je fais preuve de mauvaise foi envers vous depuis le début de cette triste affaire. Je vous présente mes excuses.
— C’est sans importance, répondit sèchement Eve, la mine renfrognée. Commandant, j’aimerais poursuivre l’interrogatoire de Marco Angelini.
— Il sera assez tôt demain matin.
Le commandant Whitney grinça des dents devant la pointe de dédain qu’Eve ne put s’empêcher d’afficher.
— Vous êtes épuisée, lieutenant. Et les flics épuisés commettent des erreurs ou laissent échapper des détails parfois essentiels, se justifia-t-il d’un ton autoritaire en ouvrant la porte. Pas de discussion, vous reprendrez demain matin. Il s’immobilisa sur le seuil sans se retourner.
— Ce soir, reposez-vous et, par pitié, soignez votre migraine. Vous avez une mine d’outre- tombe.
Résistant à l’envie de claquer la porte derrière lui, Eve se rassit avec lassitude à son ordinateur et essaya d’oublier la douleur lancinante qui martelait ses tempes endolories au rythme de ses pulsations cardiaques. Quand quelques minutes plus tard une ombre pencha sur son bureau, elle redressa brusquement la tête, le regard hostile.
— Quel accueil ! plaisanta Connors qui se pencha pour l’embrasser.
Puis il s’assit sur un coin du bureau et jeta un coup d’œil aux données affichées à l’écran, y cherchant l’explication de la colère qui brillait au fond des yeux d’Eve.
— Alors, lieutenant, comment a été ta journée ?
— Tu tiens vraiment à le savoir ? Attends, laisse-moi réfléchir... J’ai mis le filleul de mon supérieur derrière les barreaux. J’ai été forcée d’écouter les aveux bancals du père qui s’accuse à sa place. Et pour finir, je me suis fait incendier par la sœur qui me considère comme une vulgaire opportuniste en mal de célébrité cathodique. A part ça, la journée a été plutôt calme, conclut-elle avec un pâle sourire. Et toi ?
— La routine, répondit-il, préoccupé par les traits tirés d’Eve. Rien d’aussi passionnant que ton enquête trépidante.
— Je n’étais pas sûre que tu rentrerais ce soir.
— Moi non plus. Mais le chantier avance bien et, pour le moment, je pense pouvoir superviser les travaux d’ici.
Eve s’efforça de refouler le soulagement qui l’avait envahie contre son gré, irritée de réaliser combien en quelques mois la présence de Connors lui était devenue familière. Indispensable, même.
— Ce sera plus pratique pour toi.
— Sans aucun doute, répondit Connors qui n’était pas dupe de son apparent détachement. Et cette enquête ? Qu’es-tu autorisée à me révéler ?
— Toutes les chaînes ne parlent que de ça. Tu n’as que l’embarras du choix.
— Je préfère l’entendre de ta bouche.
Sans enthousiasme, Eve lui résuma les grandes lignes en termes clairs et concis, comme si elle présentait un rapport.
— Ainsi tu crois à la culpabilité du jeune An- gelini.
— Tout l’accuse. Il ne manque plus que l’arme du crime. Si le couteau correspond... J’attends les résultats du labo et aussi ceux des tests psychologiques. J’ai rendez-vous demain matin avec le docteur Mira.
— Et Marco ? Que penses-tu de ses aveux ?
Eve fronça les sourcils.
— Une stratégie très commode pour brouiller les pistes et bloquer l’enquête.
— Tu penses vraiment qu’il s’accuse pour cette raison ?
— Bien sûr. Pourquoi ? Tu as une autre théorie ?
— Devant son enfant qui se noie, le père se jette dans le torrent et meurt pour le sauver. Sa vie contre celle de son enfant. L’amour, Eve, murmura-t-il en lui prenant le menton, rien ne peut arrêter l’amour. Marco croit à la culpabilité de son fils et préfère se sacrifier plutôt que de le voir payer.
— Voyons, Connors, un peu de réalisme. S’il sait, ou même seulement croit que David a tué ces femmes, il est insensé de sa part de vouloir le protéger.
— L’amour, Eve, répéta-t-il avec insistance. Il n’existe sans doute pas d’amour plus fort que celui d’un parent pour son enfant. Même si toi et moi n’en avons aucune expérience...
Penchant la tête avec scepticisme, Eve médita un moment ces paroles.
— Quel que soit le mobile de Marco Angelini, reprit-elle, je finirai par faire éclater la vérité.
— Je n’en doute pas. Quand ton service prend- il fin ?
Elle jeta un coup d’œil à la pendule digitale au bas de son écran.
— Il y a environ une heure. Connors se leva et la prit par la main.
— Viens avec moi.
— Mais j’ai encore du travail à...
— Viens avec moi, je te dis, insista-t-il en la tirant de son fauteuil.
Eve céda de mauvaise grâce.
— Je vais devoir secouer les techniciens du labo. Ils prennent leur temps avec ce couteau, ronchonna-t-elle en déconnectant son ordinateur.
Mais la main de Connors qui serrait la sienne eut tôt fait de chasser sa mauvaise humeur. Elle en oublia même son agacement coutumier à l’idée des sourires goguenards des collègues dans le couloir ou l’ascenseur.
— Où allons-nous ?
Avec un sourire énigmatique, il porta leurs mains jointes à ses lèvres.
— Je ne sais pas encore. Ce sera une surprise.
Connors choisit le Mexique. Le vol était rapide et la villa entièrement automatisée qu’il possédait sur la côte Ouest était toujours prête à l’accueillir. En général, il trouvait les ordinateurs les droïdes trop impersonnels, mais cette fois, il se réjouissait de se reposer sur leur efficacité discrète. Il voulait être seul avec Eve, la voir détendue et heureuse.
Lovée contre son épaule, celle-ci dormit à poings fermés pendant tout le voyage. Quand elle ouvrit les yeux et regarda par le hublot, elle se crut arrivée sur une autre planète : l’océan à perte de vue et, dans le ciel, seuls quelques bancs de nuages moutonneux et des vols d’oiseaux marins... Aucune circulation aérienne ne venait troubler la douce quiétude du soir. L’avion était posé sur une piste privée au pied d’une falaise escarpée. Des marches creusées à même la roche menaient à une luxueuse villa nichée au sommet.
— Mon Dieu, Connors, c’est magnifique ! Ou sommes-nous ?
— Au Mexique.
— Au Mexique ? s’exclama Eve qui frotta ses yeux encore ensommeillés comme pour s’assurer qu’elle ne rêvait pas. Mais je n’ai pas le temps. Je dois...
— Décidément, tu es incorrigible, la tança Connors qui la tira derrière lui tel un enfant récalcitrant. Que préfères-tu ? Grimper à pied ou la navette ?
— Puisque je te dis que...
— Bon, d’accord, la promenade sera pour plus tard. Tu es encore trop endormie.
Il la fit monter dans une petite navette aérienne et s’installa aux commandes. L’appareil décolla à la verticale et s’éleva le long de la paroi à une vitesse vertigineuse.
— Eh, pas si vite ! s’écria Eve qui ferma les yeux et s’agrippa de toutes ses forces aux accoudoirs.
Hilare, Connors posa la navette devant un superbe patio.
— Réveillée, ma chérie ?
— Dès que j’ai repris mes esprits, je t’étrangle. Vas-tu enfin m’expliquer ce que nous faisons au Mexique ?
— Une petite pause. J’en ai le plus grand besoin.
Il descendit et s’approcha d’elle.
— Et toi aussi.
Comme elle ne se décidait pas à bouger, il la souleva dans tes bras puissants et la porta vers grille du patio.
— Lâche-moi, je sais marcher, protesta-t-elle en se débattant.
— Cesse donc de geindre.
Resserrant son étreinte, il écrasa ses lèvres sur les siennes. Surprise par sa fougue, Eve cessa de le repousser et savoura la danse sensuelle que leurs langues avaient entamée. Interrompant leur baiser à contrecœur, Connors ordonna l’ouverture de la grille, puis de la porte de bois sculpté ornée de délicats vitraux. Portant toujours Eve dans ses bras, il traversa le salon et s’avança jusqu’aux immenses baies vitrées qui donnaient directement sur l’océan. C’était la première fois qu’Eve contemplait le Pacifique. Au pied de la falaise, des vagues furieuses venaient s’écraser sur les rochers dans un grondement de tonnerre. Dans le lointain, le soleil, telle une boule de feu rougeoyante, s’enfonçait lentement derrière la ligne d’horizon. Fascinée, Eve contempla sans un mot le spectacle grandiose qui s’offrait à sa vue. C’était comme si le ciel tout entier s’était embrasé dans le flamboiement du couchant.
— Tu vas te plaire ici, lui murmura Connors.
— Cet endroit est féerique, répondit-elle, émerveillée par la beauté du paysage. Mais je ne peux pas rester.
— Quelques heures seulement. Jusqu’à demain matin. Quand nous aurons plus de temps, nous reviendrons plusieurs jours.
Avec une infinie tendresse, il la déposa dans le long canapé qui faisait face à l’océan et s’assit auprès d’elle.
— Je t’aime, Eve.
Elle pressa sa joue contre la sienne et le serra entre ses bras.
Tu m’as manqué, avoua-t-elle avec une facilité qui la déconcerta. A tel point que j’ai emprunté une de tes chemises.
Elle ne put s’empêcher de rire. Maintenant que Connors était là, contre elle, son geste lui paraissait si puéril.
— C’est vrai, j’ai volé une chemise dans ton dressing, le modèle en soie noire que tu as par dizaines. Je l’ai enfilée et j’ai quitté la maison en rasant les murs de peur que Summerset ne me surprenne.
Ému, Connors effleura de ses lèvres la courbe veloutée de sa nuque.
— Et moi, le soir, je me repasse tes transmissions rien que pour voir ton visage, entendre ta voix.
— Vraiment ? s’étonna-t-elle avec un petit rire. Mon Dieu, Connors, c’est à croire que l’amour nous a rendus idiots.
— Ce sera notre petit secret.
— D’accord.
Soudain, le regard d’Eve se voila.
— Qu’est-ce que tu as, ma chérie ? s’inquiéta aussitôt Connors.
— J’ai une question à te poser, commença-t-elle, gênée. C’est un peu bête, mais elle n’arrête pas de me trotter dans la tête.
— Je t’écoute.
— Est-ce qu’avant... avec une autre femme... ? bredouilla-t-elle, agacée de sa maladresse.
Connors l’embrassa avec tendresse sur le front, caressant du pouce la fossette de son menton.
— Non, jamais, Eve. Jamais je n’avais encore connu ce que nous vivons, répondit-il avec une gravité qui la bouleversa.
— Moi non plus, lui avoua-t-elle dans un souffle. Embrasse-moi, Connors. J’ai envie de sentir la chaleur de tes mains sur mon corps.
Éperdu d’amour, il la renversa sur les coussins mœlleux, tandis qu’à l’horizon s’éteignaient les dernières lueurs du couchant.